« Allah ti kouma », là où Dieu lui-même ne parle plus (1/3). Depuis la descente de la gendarmerie dans la nuit du 12 au 13 avril, les lupanars, même s’ils ne sont pas vides, ne grouillent plus de monde comme avant. « A l’heure-là, il n’y a pas travail, client a peur de venir », nous confie Adjoua. Récit d’une soirée chaude à Allah ti kouman, en compagnie de Princess et de Adjoua.
En bifurquant à gauche à partir de la gare routière, sortie ouest de la capitale, l’on s’engouffre dans les ruelles d’une zone non lotie. Dans la poussière sur une route cabossée. Il est 20 h en cette fin du mois d’avril 2025. Les usagers de la route de fortune semblent plutôt pressés de regagner leurs domiciles. A partir de là, impossible de savoir qu’à un jet de pierre à gauche, la journée de travail ne fait que commencer. Pas besoin de guide. Le bruit de l’ambiance au loin est la canne qui nous oriente.
Sur place, les musiques s’entrechoquent. Les décibels sont tellement à fond qu’il faut tendre finement l’oreille pour entendre son voisin immédiat. La lumière des machines à sous est perceptible depuis les parkings déjà bondés de motos. A peine a-t-on garé sa monture que les propositions fusent. Le langage est cru, de quoi désarçonner un novice. Rien que là, une vingtaine de filles sont aux aguets. « Chéri, faut attend…attend (…) », insistent-elles.
Un « client » particulier
Dans les ruelles faiblement éclairées, des jeunes filles hèlent les potentiels clients qui se faufilent difficilement au milieu d’un mélange de parfum, de fumée de cigarette et de silhouettes de toutes les tailles, de formes. Certaines, plus audacieuses, n’hésitent pas à aguicher ceux qui s’hasardent dans ces lieux. Très peu vêtue, le geste provocant, dans un français approximatif. Quand on ne veut pas être tapoté, on n’évite de venir à Allah ti kouman.

C’est dans cet environnement à l’aile ouest de Allah ti kouman que Adjoua (nom d’emprunt) nous accoste. Élancée, dans une tenue qui dessine les courbes de son corps, et laisse entrevoir sa poitrine, elle nous saisit par la main et dans un léger sourire, nous lance droit dans les yeux, : « ce n’est pas cher, 2000 F CFA et je vais bien… ». Il faut bien rester concentré. « Faut laisser 1000 F CFA », lui proposons-nous.
Le marché est conclu et Adjoua nous demande de la suivre. Le micro tenu discrètement, nous la suivons dans une sorte de labyrinthe, jusqu’à ce qu’elle s’arrête devant une porte fermée qu’elle ouvre avec une clé. A Allah ti Kouman, les lupanars, il y en a à la pelle. C’est un ballet incessant de couples qui entrent et ressortent.
Nous entrons dans une maisonnette d’à peine 4 mètres sur 3, occupée essentiellement par un lit d’une place et demie. Deux grosses valises déposées sous une table, un ring light et un faitout sur lequel est déposée une petite bassine en plastique contenant assiettes et ustensiles. Adjoua vit et ‘’travaille’’ là, dans cet espace. À côté de son lit, une petite étagère en plastique où sont déposés des préservatifs et des petits sachets de gel lubrifiant.
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Alors qu’elle se débarrasse de son petit sac à main et s’apprête à se saisir d’un condom, assis sur le bord du lit, nous nous empressons de lui expliquer ce pour quoi nous sommes là. Elle marque son étonnement, nous la rassurons qu’elle aura droit à son argent comme convenu. Mais l’idée est juste de discuter. Elle refuse le micro tendu, nous éloignons l’appareil mais ne l’éteignons pas. « No Picture, no movie. Don’t record. I don’t want problem », prévient Adjoua.
D’origine nigériane, Adjoua explique avoir été piégée quand elle a été convaincue par une connaissance qui lui a promis un « bon travail » à Ouaga. « On m’a promis travail ici que de venir. Quand je suis venue, je me suis rendue compte que c’est ça le travail. J’ai pleuré quand j’ai su ce que je devrais faire. Mais je vais faire comment, est-ce que j’ai l’argent pour partir ?», dit-elle.
Depuis bientôt 3 ans, à la tombée de la nuit jusqu’au petit matin, Adjoua reçoit ses »clients » dans sa maisonnette. « Si tu es fatiguée, tu pars dormir », ajoute la jeune fille qui dit envoyer son gain à sa maman restée au Nigeria. Par contre, chaque fille doit user de stratégies pour avoir plus de clients, au risque de se faire renvoyer de la maison. Du lundi au vendredi, Adjoua, comme les centaines de filles doit payer 4000 F CFA par jour au boss. Samedi et dimanche, le prix double à 8 000 F CFA par jour.
Tenue par un contrat
« Si tu ne payes pas, on va fermer ta porte…trois jours sans payer, on va te dire de ramasser tes affaires », nous apprend-t-elle. Et tous les 3 mois, elles toutes feraient des tests pour détecter d’éventuelles maladies contagieuses, même si l’utilisation du préservatif est non négociable. « Même avec 50 000 F CFA ? », osons-nous demander. « Même avec 200 000 F CFA! Tu peux gagner beaucoup d’argent et perdre la santé », nous renvoie Adjoua.
Le décor est plus sobre dans la maisonnette de Princess, une autre jeune fille avec qui nous usons de la même stratégie. De taille moyenne, le sourire facile, Princess a 21 ans. « No name », nous lancera-t-elle sèchement quand nous lui demandons comment elle s’appelle. Contrairement à Adjoua, Princess dit travailler pour le compte d’une dame qui l’a fait venir du Nigéria. «Je suis employée de ma patronne qui m’a fait venir. Je dois lui payer la somme de 600 000 F CFA avant de pouvoir travailler pour moi. Quand je vais finir de rembourser, je vais travailler pour moi », nous conte la jeune fille, le visage impassible, empreint d’innocence.
Surveillée, elle doit noter le nombre de ses clients au quotidien. Selon elle, sa patronne note aussi. Mais qui est cette patronne et où se trouve-t-elle ? en réponse, un petit sourire et un geste du doigt sur la bouche, comme pour dire qu’elle ne pipera pas un mot. En attendant de rembourser sa dette, Princess a juste droit au minimum pour vivre et travailler. « Actuellement, elle me donne juste de la nourriture…juste l’argent de survie », ajoute-t-elle, sans un brin de complainte.
Un marché ramolli
La descente de la gendarmerie dans la nuit du 12 au dimanche 13 avril 2025 à Allah ti kouman a trouvé Adjoua dans sa quête de clients. « Ce jour-là, j’étais là, j’avais mes pièces », dit-elle comme pour signifier qu’elle n’a pas été inquiétée. Par contre, elle remarque que, depuis ce jour-là, le marché a considérablement chuté, contrairement à ce que le visiteur novice pourrait croire en voyant l’affluence de ce soir.
« A l’heure-là, il n’y a pas de travail. Depuis que la gendarmerie est venue là, pour arrêter les gens qui n’ont pas pièces là, client a peur de venir », regrette la jeune nigériane d’une petite voix. La baisse de la clientèle est un coup dur pour elle et ses camarades. Adjoua avoue que la situation du pays a également des répercussions sur leur business. « Même les weekends, y a plus de clients. Les gens disent que y a pas travail, y a pas l’argent ». Du coup, elle pense à regagner son Nigéria natal et à y ouvrir un salon de coiffure avec ses économies.
En pleine discussion avec Adjoua, le groupe électrogène qui alimente Allah ti kouman arrête de fonctionner. L’exiguïté de la maison provoque une chaleur suffocante nous précipitant dehors. Notre présence a-t-elle été signalée ? Difficile de le savoir, mais selon certains habitués des lieux, c’est très rare, une telle situation.
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Nous nous installons alors dans un débit de boisson pour deviser. Là, nous croisons Youss (nom d’emprunt). Fidèle client de Allah ti kouman depuis 6 ans, il dit aimer cette adresse pour son caractère déstressant. « Souvent, je viens m’asseoir comme ça, j’écoute tout, c’est un monde que j’aime », dit-il. Par contre, souvent, c’est pour autre chose : « Il y a des jours, si je viens, je cafouille. Je n’ai pas de goût. Les courtes, les grandes, les petites, les grosses, les minces… ».
Il fait noir sur Allah ti kouman à minuit passé. Pas de musique, pas de lumière tamisée. Le groupe électrogène n’est toujours pas fonctionnel. Mais le travail de Adjoua et de Princess ne s’arrête pas pour autant. Nous laissons Youss devant ses bouteilles de bière. Peut-être cafouillera-t-il après, en toute quiétude, s’il a sur lui sa pièce d’identité et les documents de son engin.
Tiga Cheick Sawadogo